On ne fait pas de philosophie, pas plus qu'on ne fait de mathématiques ( ou n'importe quelle autre science avec de
simples paroles. Et même si la philosophie est née du dialogue, elle ne commence réellement qu'avec le texte écrit.
Certes on pourrait objecter à cette thèse le fait que Socrate, considéré dès l'antiquité comme le véritable père de la philosophie, n'a pas écrit une ligne. Mas on pourrait objecter à cette
objection le fait que Socrate n'a pour nous d'existence philosophique qu'à travers les dialogue écrit de son disciple Platon. Pareillement, ce sont les bons mots et les anecdotes sur sa
vie de clochard tels qu'ils nous ont été rapportés par Diogène Laerce qui font à nos yeux le caractère de philosophe de Diogène le cynique.
Pourquoi la philosophie a t-elle besoin de l'écriture ? Parce que la pensée est captive de la parole, de ses hasards , de ses détours et de ses incertitudes. Prisonnière aussi de la dimension
affective de l'échange : dans le feu d'une conversation, la rigueur n'est pas de rigueur. On veut faire plaisir à l'interlocuteur, ou bien, à l'inverse, le démolir. L'écriture donne à la
pensée une forme objective et définitive. La parole, même maîtrisée est toujours un peu irresponsable. De plus, seule , l'écriture peut donner à la pensée cette structure systématique sans
laquelle il ne saurait y avoir proprement de philosophie. Car s'il y'eut des philosophies contre le système, le scepticisme, l'empirisme, , il n y en eut pas en dehors du système.
La division sociale du travail, qui assigne à certaines classes de la société le soin de pourvoir aux travaux matériel ( les esclaves en Grèce) et
à d'autres les tâches nobles de la réflexion et du commandement, doit être considérée comme l'autre condition fondamentale de la philosophie. En ce sens, on peut dire de la philosophie
qu'elle est en même temps fille de l'esclavage, et fille de la liberté , car il a fallu que certains individus soient libérés de leurs immédiats soucis pratiques pour se livrer à la spéculation
sur la nature des choses. En effet, la philosophie est une affaire individuelle, personnelle, qui ne tire pas ses idées de la tradition sociale et religieuse. Les sociétés traditionnelles ont
une loi et une cohésion si puissantes qu'elles interdisent l'émergence d'une libre pensée…
Même les plus grands penseurs de l'islam ( Averroès, Avicenne….) ou de l'Inde ( Shankara, Madhva) ne seront pas aussi indépendants de leur
contexte social et religieux.
Alors que les hommes généralement se contentent de croire, les philosophes veulent savoir, mais pour savoir, il faut juger, critiquer, mesurer, exclure, imaginer, bref effectuer un travail de
l'esprit dont les religions et les idéologies permettent l'économie.